On est à Homs en Syrie durant l’été 2013, un enfant de 4 ou 5 ans dépose des coquelicots sur la tombe de son père, tué dans les combats visant à écraser la révolte contre la dictature de Bachar al-Assad. Puis il passe à une autre tombe, indique à la caméra que « celui là n’est pas enterré très profond ». Tout autour de lui, un champ de ruines et d’immeubles en gravas. La caméra continue de le suivre, il recommande d’éviter une rue car « un sniper s’y est installé ».
On est à Paris. Depuis 2011, le cinéaste syrien Ossama Mohammed y est réfugié après avoir réalisé deux films qui ont déplu au pouvoir. Lorsque la Syrie s’embrase, il hésite : retourner là-bas et risquer de se faire tuer ? Il n’en dort plus, compense en regardant les vidéos prises en Syrie sur YouTube, Facebook et ailleurs sur le net. Il visionne des centaines de clips pris par des Syriens avec leurs téléphones, des images floues ou pixelisées mais qui témoignent de l’horreur du conflit. Dans la première partie d’ « Eau Argentée », on voit les Syriens manifester pacifiquement d’abord, avec femmes et enfants, avant d’être fauchés par les balles des forces de sécurité. Puis s’installe la barbarie, les tortures et les exécutions.
Et dans ce chaos, Ossama Mohammed entre en contact avec Wiam Simav Bedirxan (« eau argentée »). Kurde de 35 ans enfermée dans Homs assiégée, elle demande à Ossama Mohammed ce qu’il filmerait, pour documenter la révolution, les crimes du régime, s’il était sur place. « Tout » lui répond-t-il et c’est le point de départ de la seconde séquence du film. Une rencontre inouïe qui débouchera sur un double sauvetage.
On est à Strasbourg, au Neudorf. Dans son salon dont le canapé est orné d’un drapeau de la révolution syrienne, Nazih Kussaibi découvre « Eau Argentée ». Professeur d’arabe installé en France depuis plus de 30 ans, Nazih Kussaibi est né à Homs, où il gardait une maison dans laquelle il retournait chaque année. Il montre sur son téléphone portable des photos d’un tas de pierres dans lequel lui seul peut y voir encore où était le salon, l’escalier…
« Le régime a publié ses vidéos, pour terroriser et diviser la population »
Les images d’Eau Argentée, d’une force exceptionnelle mais très dures, il les connaît déjà pour la plupart :
« Cette scène, avec les militaires dansant dans une école, on l’a déjà vue. Très tôt des images nous sont parvenues par les réseaux sociaux et par notre famille en Syrie. Au début, je regardai tous les clips, et ma frustration montait d’autant. Avec l’association Alsace Syrie (dont il est président, ndlr), nous avons organisé des convois d’aide humanitaire vers le nord du pays. Une quinzaine de camions ont été envoyés. Puis est venu l’enlisement, la barbarie, les islamistes, le renoncement occidental… »
Lors de plusieurs séquences de « Eau Argentée », on voit des soldats de l’armée syrienne torturer, battre et humilier leurs prisonniers :
« Le régime a lui aussi publié ses vidéos sur Internet, pour terroriser et diviser la population. Des cassettes sont vendues avec ces images, ce qui leur rapporte de l’argent en plus ! Tout au long du conflit, j’ai été profondément déprimé par ce que je voyais dans les vidéos qui me parvenaient. Maintenant, je suis simplement en colère. »
Viber, le fil qui relie la diaspora syrienne
Ses frères ont tous réussi à quitter Homs et se retrouvent déplacés en divers endroits de la Syrie. Il se tient au courant des nouvelles de ses proches avec Viber, une application qui permet à la fois d’échanger des messages et de se parler en vidéo.
À ses côtés, Amar Abdelhamid-Rahal, né à Alep et installé en France depuis ses études il y a 8 ans. Il suit aussi de près les événements en Syrie et il a aussi vu les vidéos insoutenables qui émaillent la première partie du film. Devant les images des débuts de la contestation, lorsque des milliers de Syriens sont allés à Deraa à pieds pour briser le siège qu’imposait le régime à la ville, il s’exclame :
« Ce que le peuple veut avant tout, c’est la dignité. On n’en peut plus de l’arbitraire. Tout le peuple s’est levé pour protester et quelle a été la réponse du régime ? Des tirs à balles réelles. Quelle naïveté quand même quand j’y repense… Moi aussi j’ai plongé dans le bain des vidéos. Aujourd’hui, je me contente de lire les titres, je ne veux plus voir les images. Ce qui me terrifie, c’est qu’on ne voit pas la fin de cette guerre, de toute cette haine. Mais ce qui me révolte, c’est le silence des médias. Un journaliste se fait égorger par les islamistes et la vidéo fait le tour de la planète, tous les journaux en parlent tandis que le régime de Bachar al-Assad est responsable de la mort de 250 à 500 000 Syriens et qui en parle ? Personne. »
Eau Argentée est un chef d’œuvre, un film à la fois percutant et poétique. À voir à Strasbourg au cinéma Star à partir de mercredi 18 décembre jusqu’au mardi 13 janvier.
Aller plus loin
Sur Rue89 : « Eau argentée », le film inoubliable sur la guerre de Syrie
Sur Le Monde.fr : « Eau Argentée, Syrie Autoportrait » requiem pour une révolution défunte
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