Vaste terme que la « Recherche publique ». Mot un peu fourre-tout, qui englobe de nombreuses disparités, entre universités, mais aussi entre composantes et entre équipes. Le budget du ministère de l’Enseignement Supérieure et de la Recherche est, lui, de 23,7 milliards (sur 2 000 milliards de budget total). Une enveloppe relativement stable dans un contexte de réduction des dépenses publiques, mais qui comprend aussi bien, les frais d’entretien que ceux de la formation des étudiants. De cette somme de départ, il ne reste « que » 7,7 milliards pour les travaux de recherche à proprement parler.
Strasbourg, pôle d’excellence aux pieds d’argile
L’Université de Strasbourg (Unistra), la plus grande de France, n’est pas à plaindre. En juillet 2011, elle fait partie, avec Bordeaux et Paris Sciences Lettres, des trois premiers campus retenus pour recevoir les crédits de l’Initiative d’Excellence (Idex). Une politique nationale visant à « faire émerger en France cinq à dix pôles pluridisciplinaires d’excellence d’enseignement supérieur et de recherche de rang mondial » financée par le grand emprunt censé amortir les effets de la crise économique.
Alors que le budget de l’Unistra est de 484 millions d’euros en 2013, l’Idex apporte environ 25 millions par an pour des projets de recherche, qui s’ajoutent aux 20 millions que l’université alloue, notamment sur des appels à projets locaux. Les crédits seront réattribués ou non en 2016. Les trois Prix Nobel de l’Unistra devraient peser dans la balance. À la rentrée, le président de l’Unistra, Alain Beretz se voulait assez optimiste sur ce renouvellement de ses fonds, sans pour autant être en mesure de s’avancer. Dès sa mise en place, le mécanisme de l’Idex a soulevé plusieurs critiques. Parmi elles, les fonds alloués sur appels à projet nationaux, qui exacerbent la compétition entre chercheurs ou encore la concentration des savoirs sur un seul lieu.
Julien Gossa, docteur et maître de conférences en Informatique à l’IUT Robert Schuman et au Laboratoire des Sciences de l’Ingénieur, de l’Informatique et de l’Imagerie (ICube) explique :
« Si tous les chercheurs sont rassemblés en un seul lieu, avec les mêmes équipes, les mêmes élèves, les mêmes routines, la science peut perdre de sa diversité. Les chercheurs ont toujours avancé grâce à des colloques où des personnes de différents univers se rassemblent pour confronter et mettre en perspectives leurs travaux. Et les collaborations se nouent autant autour de la machine à café et de l’apéro que dans les cadres formels. »
Les universitaires face à un changement culturel profond
Depuis une décennie, les universités françaises vivent un vrai changement de paradigme : les projets de recherches scientifiques sont financés par des appels à projets auprès de l’Agence nationale de la Recherche (ANR), où le de taux de refus est de… 80%. Là où des crédits « récurrents » (c’est-à-dire fixes) étaient de 20 000€ par an, ils sont désormais de 500€ pour certains chercheurs. De quoi assurer les frais de matériel tout au mieux. À l’heure où toute dépense publique doit être rationalisée, évaluée et optimisée, ce changement culturel passe mal auprès des enseignants-chercheurs.
Pascal Maillard, enseignant à la faculté des Lettres et membre du comité d’organisation strasbourgeois de Sciences en Marche :
« On finance surtout les projets de court-terme, d’un à deux ans, ceux dont la rentabilité est assurée. Les découvertes majeures pour la science se sont pourtant faites lors d’études sur de nombreuses années, voire des dizaines d’années. »
Cette vision assez américaine de création de pôles d’excellence, comme l’université de Strasbourg, fait craindre aussi de laisser les plus petites universités, comme celle de Mulhouse, sur le carreau. Pour certains observateurs, l’Université de Haute-Alsace (UHA) pourrait devenir une sorte de collège de premier cycle et perdre sa spécificité dans le domaine de la recherche. Les étudiants brillants et surtout pouvant déménager seraient attirés vers les campus attractifs aux masters prestigieux, tandis que ceux qui n’ont pas les moyens cantonnés dans des établissements de seconde zone.
Chercheurs en CDD
Malgré ce label d’excellence, l’Unistra n’est pas épargnée par des difficultés sociales. De plus en plus de chercheurs sont recrutés en CDD, le temps d’une mission correspondant à un financement. Plusieurs postes sont « gelés », c’est-à-dire non affectés pendant 1 à 3 ans. En 3 ans, 80 équivalents temps plein ont été perdus à Strasbourg. Pour les responsables de composantes, le manque d’attractivité sur la situation de chercheur leur fait perdre les meilleurs talents, qui trouvent dans le privé de meilleures conditions de travail.
Les laboratoires de biologie, de physique ou la médecine s’en sortent relativement bien, tandis que les sciences humaines et sociales et le droit connaissent plus de difficultés. Mais là aussi, entre les équipes, des disparités existent. Cette année, les quatre seules créations de postes sur l’ensemble de l’Unistra ont été accordées à l’École de management de Strasbourg, grâce aux fonds propres de l’école de commerce, notamment générés ses frais de scolarité qui avoisinent les 7 500€ par an (ce qui n’a rien à envier à ses homologues). Difficile de se comparer pour l’Université traditionnelle. En 2014, le CNRS a enregistré une baisse des moyens de 4,6% sur la France entière, accompagnée par la suppression 479 équivalents temps plein.
Direction Paris le 17 octobre
Les nombreux discours et les moyens alloués pour les dispositifs d’insertion (7 formations ouvertes en alternance cette année à Strasbourg), donnent parfois le sentiment aux doctorants que la recherche dit fondamentale, celle qui apporte de grandes découvertes sans prévenir voire des Prix Nobel devient le parent pauvre de l’Université. Face à ces constats, locaux ou nationaux, le mouvement « Sciences en Marche » est né à Montpellier au printemps.
Sciences en marche #Strasbourg… Chercheurs alsaciens sur la route de Lunéville http://t.co/u53OZZv53Y pic.twitter.com/lbzOLzpP1d
— Dubois Pierre (@Irnerius) 7 Octobre 2014
La délégation strasbourgeoise s’est élancé dimanche 5 octobre… à vélo. Les milliers de chercheurs mobilisés rallient tous Paris vendredi 17 octobre pour interpeller le gouvernement sur la situation. Le Prix Nobel de médecine 2011 et issu de l’Unistra, Jules Hoffman, a apporté son soutien tout comme Artur Avila, titulaire de la médaille Fields de mathématiques 2014. Tout au long du parcours, des expériences mobiles doivent favoriser la rencontre avec le public. Les organisateurs estiment qu’idéalement il faudrait 2 milliards d’euros pour une remise à flot complète, avec des budgets sur plusieurs années. Une première rencontre avec Geneviève Fioraso, secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, auprès du ministre de l’Éducation nationale (les deux ministères ont été regroupés, un message assez mal perçu) s’était avérée peu fructueuse.
Un soutien réel, mais nuancé du Président
Interpellé par le personnel de l’Unistra, le président de l’Université, Alain Beretz, a accepté de soumettre une motion au conseil d’administration, adoptée à l’unanimité le 16 septembre. Il précise son point de vue :
« Un des grands atouts de Sciences en Marche, qui n’est pas assez mis en avant d’après moi, est que les chercheurs vont à la rencontre du public et le sensibilisent. Pour que cette mobilisation fonctionne, il faut qu’elle prenne de la hauteur pour la science et pour la recherche. La motion que j’ai soumise et votée au conseil d’administration de l’Unistra allait dans ce sens. Il faut aussi veiller à ce que le mouvement ne soit pas récupéré politiquement, ce qui n’est pas le cas pour le moment. Si cela apparaît comme la lutte d’un corps de métiers, le message risque d’être inaudible. »
Quinze autres universités ont aussi apporté leur soutien à cette « Marche » cycliste. Plusieurs chercheurs aimeraient un accompagnement plus ferme de leur président, soupçonné de ne pas trop vouloir se fâcher avec le gouvernement, en vue d’un prochain poste après son mandat à la tête de l’université strasbourgeoise en 2016. Alain Beretz précise :
« Il est clair qu’il y a un fossé entre l’ampleur de la mission que l’on nous confie et les moyens qui nous sont attribués. Je soutiens la cause, mais je ne suis pas forcément d’accord avec tous les moyens employés. »
Voir le reportage de France3 Alsace
Le Crédit Impôt Recherche dans le collimateur
Puisque la tendance n’est pas aux investissements, les chercheurs suggèrent de prendre l’argent là où il existe. Dans leur collimateur, le crédit impôt recherche (CIR). Créé en 1983 et réformé en 2008, ce dispositif permet aux entreprises de défiscaliser 30% des dépenses de recherche et développement (pour les cent mille premiers euros, 5 % au-delà). Il est possible de subdiviser ce crédit dans les différentes filiales d’un même groupe.
Ce mécanisme fiscal, le plus généreux de l’OCDE, coûte, ou plutôt représente un manque à gagner de « 5 et à 7 milliards d’euros » pour 2014, bien qu’il soit toujours impossible de l’estimer précisément puisque des contrôles sur l’année 2011 sont encore en cours. Les demandes ont explosé depuis la réforme : le dispositif « coûtait » 1 milliard d’euros en 2007, puis 2 milliards en 2009. Les deux milliards réclamés par la communauté scientifique semblent soudainement à portée. D’autant que l’intérêt du système est également très contesté.
Julien Gossa, qui effectue également des contrôles du CIR en entreprise indique :
« Sur les 90 contrôles que j’ai pu effectuer dans la région, seulement cinq correspondaient à des projets sérieux et avec un réel intérêt scientifique. Dans la plupart des cas, les entreprises font une candidature sur les conseils d’un cabinet d’optimisation fiscale. Ce même cabinet se fait bien discret lorsqu’un redressement fiscal se met en place. Mais les contrôles ne sont pas assez dissuasifs. »
Ces critiques de la communauté scientifique ne sont pas nouvelles. Pourtant, le 18 octobre 2013, Fleur Pellerin, alors secrétaire d’État à l’Économie numérique déclarait aux Échos que « le Président de la République et le Premier ministre, à la suite du rapport Gallois, se sont engagés à sanctuariser le CIR sur la durée de la législature. » Souvent prudente, la Cour des comptes estimait dans un rapport de septembre 2013 notamment que « l’efficacité du CIR au regard de son objectif principal d’augmentation de la dépense de R&D des entreprises est difficile à établir » et que « le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche ne dispose pas d’un budget suffisant pour assurer des contrôles dans des conditions satisfaisantes pour les entreprises ».
Ses défenseurs indiquent que cette niche fiscale est l’un des rares éléments d’attractivité en France. Cela n’empêchera pas les universitaires de rallier Paris.
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : L’université de Strasbourg encore loin d’être autonome
Sur Libération.fr : le très complet blog {sciences²}
Chargement des commentaires…