Pour tenter de lever le voile sur la personnalité profonde de Sébastien Tellier, plusieurs angles de vue s’offrent à vous, sans chance de succès certain. La fantaisie et les outrances tout d’abord. Des personnages imprévisibles, des thèmes développés et filés au long des albums, ses interviews décalées voire déjantées. Impossible de le prendre vraiment au sérieux tant on est convaincu que le gaillard joue un rôle.
Et pourtant, ce pur artiste pop à la française se livre et se libère. Peut-être comme jamais. Sans tabou. Avec esprit et simplicité. La cause ? Sa paternité, relativement récente, qui l’a rendu homme et adulte responsable. Pour mieux mettre en relief l’artiste orfèvre d’un art naïf.
Avec L’Aventura, c’est à la fois le clin d’œil à la variété populaire signée Stone & Charden (un « v » en moins) et l’hommage à la grandeur du maestro Antonioni (là aussi, avec un « v » en moins). En somme, une œuvre à la portée de tous car elle agit comme un révélateur de l’âme. Avec son nouveau personnage ancré dans un rêve brésilien ensoleillé, Sébastien Tellier se met paradoxalement à nu.
Qui est le nouveau personnage que vous présentez avec cet album ?
C’est un personnage très proche de ce que je suis dans ma vie normale. Mon idée de départ, c’est un personnage riche, loin du monde. C’est un grand propriétaire terrien brésilien qui est perdu dans l’immensité de sa propriété. Il porte un petit gilet en cuir, un pantalon d’équitation rentré dans ses grandes bottes.
Voilà qui tranche donc radicalement avec le passé…
Oui, « grosso merdo », cet homme n’est pas aussi marqué que le séducteur en costume blanc de Sexuality ou le grand gourou de l’Alliance bleue de My God is Blue. En fait, j’adore vivre une vie démultipliée. C’est à nouveau ce que je fais avec ce propriétaire terrien. Posséder, c’est un rêve sans en être un car le fait de posséder peut devenir un piège. Je me souviens par exemple d’une balade en bateau au Cap Ferret. Je regardais toutes ces belles maisons qui me faisaient rêver, c’était jubilatoire et jouissif de s’imaginer en avoir une.
Mais quand tu la possèdes, tu dois t’occuper de tout ça et moi, je n’ai pas la fibre d’un propriétaire, je vois plutôt ça comme un enfer. Je préfère être locataire. C’est d’ailleurs ce que je fais avec tous ces personnages mais aussi avec tout mon matos que je revends entièrement entre deux albums. C’est pareil avec ma garde-robe et mes costumes. Je change régulièrement de maison, de voiture, je déménage beaucoup. Je m’offre à chaque fois une nouvelle vie et puisque c’est limité dans le temps, ça devient rare et puisque c’est rare, j’en profite à fond.
« Avec mon travail, je peux fuir mon passé »
Pourquoi adoptez-vous cette philosophie-là ?
Pour moi, c’est important de pouvoir changer vite. J’ai toujours envie d’échapper à ce qui m’entoure, c’est une fuite perpétuelle en quelque sorte et j’en ai besoin pour avancer. En fait, j’ai grandi dans un quartier difficile de banlieue parisienne, à Cergy-Pontoise. On vivait dans une zone pavillonnaire et quand tu es ado, là-bas, il n’y a pas grand-chose à faire pour s’amuser ou penser à autre chose. Ça a créé beaucoup de frustration chez moi et aujourd’hui, c’est tout ce passé que je fuis avec mon travail. J’ai voulu me recréer une enfance merveilleuse, au Brésil, avec des splendeurs, de grands oiseaux, des palmiers. Je me suis extirpé de la banalité de mon enfance et je me sens comme quelqu’un de non banal.
Votre enfance correspond aussi à l’apprentissage très tôt de la musique…
Oui, mon père m’a tout donné. C’est un passionné de musique et à l’époque, il a arrêté les concerts, les collaborations dans des groupes pour se consacrer à moi et me construire la vie qu’il aurait rêvé d’avoir, la carrière qu’il aurait aimé faire. J’ai eu ma première guitare électrique à 6 ans, ma première batterie à 9 ans, mon premier synthé à 11 ans et un petit home studio à 13 ans. Et en plus de tout ça, mon père m’a donné les clés pour faire de la musique, il m’a appris les harmonies, les accords de guitare et notamment les accords de bossa nova.
« Quitte à s’inventer une enfance, autant aller au Brésil plutôt qu’en Allemagne »
En ancrant L’Aventura au Brésil, passez-vous un message à votre père ?
C’est comme un jeu entre nous car chaque album, c’est une victoire pour lui comme pour moi. Mon père est très présent dans mes disques dans la mesure où je me dis : « Tiens, là il va reconnaître tel ou tel accord, telle ou telle chose dont on avait parlé ». Et ça marche, il ne rate rien !
D’ailleurs, pourquoi avoir choisi le Brésil comme fil conducteur ? Et la musique brésilienne ?
Quitte à se réinventer une enfance, autant aller au Brésil plutôt qu’en Allemagne, non ? Je voulais avant tout un beau pays, lointain, avec de la joie de vivre et des rythmes que tu as immédiatement dans la peau. J’ai vraiment fait ça au feeling, je ne connaissais rien au Brésil, je n’ai fait aucune recherche, je ne me suis pas documenté… Ma toute première fois là-bas, c’était en 2008 pour la tournée de Sexuality. Entre l’aéroport de Rio et la salle de concert, dans la voiture, j’entends du funk brésilien des années 70. C’était parfait. C’est là que j’ai su qu’il fallait que je fasse un album brésilien. Mais avec L’Aventura, je n’analyse pas le pays, c’est le Brésil vu par le Français que je suis, avec plein de clichés parce que la culture, ce n’est pas quelque chose de froid ni de factuel.
Un son très seventies en partie grâce à Jean-Michel Jarre
Par la suite, vous vous êtes tout de même plongé dans la musique brésilienne. Vous avez travaillé avec Arthur Verocai sur ce disque…
Arthur, c’était l’homme dont j’avais besoin ! Un vrai maître, un génie, quelqu’un d’extrêmement généreux mais aussi très sévère. Il n’a sorti qu’un seul disque dans sa carrière, mais quel chef d’œuvre (ndlr, un disque éponyme en 1972) ! Arthur Verocai est avant tout un arrangeur et c’est lui qui s’est chargé de tous les arrangements de L’Aventura. Il y a de la chaleur, de la tranquillité, du groove. C’est lui qui a choisi tout l’orchestre et les choristes. Et ensuite, j’ai aussi travaillé avec des musiciens en France, Jean-Michel Jarre notamment m’a prêté son studio pour pouvoir mettre les synthés et retrouver un son très seventies. On a pu faire tout ce qu’on voulait.
Et en plus, vous avez produit vous-même votre album…
Oui, ce qui n’était pas le cas pour les précédents disques. Là, je voulais être moi-même aux commandes, tout gérer en gardant mon cap mais finalement, je suis allé de surprise en surprise, avec le réglage des machines, le branchement des câbles, tous les bidouillages qu’il a fallu faire.
L’un des morceaux de votre nouvel album s’intitule « L’Adulte ». Avez-vous l’impression d’être devenu adulte aujourd’hui ?
J’ai encore l’impression d’avoir 15 ans même si j’approche de la quarantaine. Je vis constamment avec ce paradoxe et je pense avoir trouvé un équilibre de vie aujourd’hui, certainement parce que j’ai un enfant qui a un an et demi. Par rapport à lui, je me dois d’être un adulte, c’est une énorme responsabilité, surtout pour moi qui ai toujours fui les responsabilités.
En fait, je ne pouvais plus me permettre d’être ce mot que je déteste, un « adulescent », car à 40 ans on est censé être un homme et pas un ado. Et là, je pense avoir atteint mon but. Je suis un homme dans ma vie d’homme, ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas rester un enfant dans mon travail. C’est l’une des chances qu’offre la musique : quand j’arrive en studio, je suis surexcité, je touche à tous les instruments, je les utilise et j’en joue comme pour un jeu de construction.
Vous êtes un adulte mais vous ne délaissez pas pour autant « Ricky l’adolescent » …
Ricky, c’est moi quand j’étais ado. A l’époque, j’étais un sauvage, je prenais des drogues, je buvais comme un malade et je traînais dans ma banlieue sans but particulier. Et comme il y avait peu d’amusement, on allait au centre commercial près de chez mes parents. On cassait des trucs, on volait des packs de bière et ensuite on picolait. Ce garçon-là, celui que j’étais adolescent, je n’aimerais vraiment pas le recroiser aujourd’hui. Donc avec Ricky, c’est un peu comme si le « moi » d’aujourd’hui rencontrait le « moi » adolescent.
« Je me suis rendu compte que ça fait du bien d’être soi »
Sur cet album, vous n’écrivez et ne chantez quasiment qu’en français. C’est entièrement nouveau pour vous…
Oui car j’avais envie d’être moi-même, sans artifice. Mon but, c’est de faire de l’art pur. Sur L’Aventura, j’ai fait du chant naïf. Et cela me permet de mieux m’exprimer en nuançant mieux mes sensations. Je peux donc chanter mes textes du plus profond de mon cœur et de mon âme. Cette nouveauté est venue naturellement, elle s’est construite au fur et à mesure et je me suis rendu compte que ça fait du bien d’être soi, de se faire plaisir et essayer de faire plaisir aux gens. J’ai voulu toucher à la simplicité et au naturel car j’ai rarement été naturel auparavant sauf peut-être sur « La Ritournellle ». Depuis que je fais ce métier, j’ai beaucoup fabriqué, j’ai été tout autant artisan qu’artiste. Aujourd’hui, je me sens vraiment artiste.
Développez-vous désormais un autre rapport au public dans votre travail ?
Je pense être plus un doux rêveur qu’un fou dangereux ! En fait, il y a une seule chose qui n’ait jamais changé chez moi : je veux être original. Mais quelqu’un d’original qui soit capable d’être proche des gens. Tu sais, dans mon quartier, à Paris, à Montmartre, il y a Michou. C’est un mec atypique, toujours habillé en bleu, tout le monde le connaît. Mais surtout, lui, il connaît tout le monde dans le quartier, il connaît les commerçants, il connaît leur nom, il sait ce qu’ils font dans leur vie. Michou, pour moi, c’est un peu un modèle… Il n’y a pas si longtemps que cela, j’étais persuadé qu’il fallait fuir les gens pour devenir quelqu’un d’exceptionnel. J’ai longtemps fait ça, mais c’était une idée débile !
Quel a été le déclic pour changer ?
Ma cure de désintox’ ! Clairement. Ça m’a aidé à m’ouvrir aux autres et à devenir proches des gens. Avant ma cure, je fumais 20 joints par jour. Au fur et à mesure, l’herbe m’a isolé du monde dans lequel je vivais. Et je m’en veux beaucoup aujourd’hui d’avoir laissé cette image, je m’en veux d’avoir dit que c’était super de fumer des joints quand je passais en interview à la télé, à la radio ou dans les journaux. Non, la drogue, même les drogues « douces », c’est un enfer, c’est un poison, c’est de la merde, ça te rend tout mou et ça brise les rêves.
Dans ma vie, j’ai tout pris, de l’herbe, du cannabis, du LSD, de la coke. Quand je suis arrivé en cure de désintox’, j’étais épuisé psychologiquement, j’étais irritable et même intolérant. Aujourd’hui je sais ce qu’est l’expérience de la drogue mais je suis surtout heureux d’avoir fait l’expérience de l’arrêter. Je suis devenu plus efficace – la sophrologie m’y a aidé – et depuis que j’ai arrêté la drogue, j’ai plein d’idées. Par exemple, il y a des tas de chansons que je ne parvenais pas à adapter pour la scène. Je n’avais pas la clé. Je sais maintenant comment faire pour qu’elles soient plus scéniques.
Avez-vous beaucoup travaillé « sous substances » ?
Je crois qu’il n’y a que L’Aventura qui ait été réalisé à moitié clean… Et j’espère avoir réussi à mieux incarner ma musique car c’est ce que je recherche : vivre ma musique et la faire vivre aux autres. Dans la simplicité. Si tu prends le personnage du messie pendant la promo et la tournée de My God is Blue, j’étais en permanence caché derrière un rôle, c’était bien sûr marrant car j’avais préparé un nombre incalculable de phrases pour avoir réponse à tout. Mais ça s’est avéré très compliqué également car le public avait du mal à s’identifier à l’artiste.
Idem pour le séducteur de Sexuality. Tout était pensé dans les moindres détails et ma priorité, c’était de tendre à la fois vers la perfection et la beauté. Mais aujourd’hui, je renie la beauté, je la fuis car je la vois à travers le prisme de la froideur, lisse et trop parfaite. D’après moi, la beauté rend malheureux. Ce qui séduit, fait du bien, rend heureux, c’est le charme, parce qu’il y a des imperfections, du relief, de l’imprévu. C’est bien plus vivant et poétique, le charme. Et c’est le cas de L’Aventura. L’album est loin d’être parfait mais j’espère que ce sont ses imperfections qui vont faire son charme.
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