« Notre réputation de ville endormie, si nous la méritons ? Oui et non. » C’est le constat mitigé que fait Phillipe Pollaert, patron du Mudd-Club. Une question sur laquelle chacun détient un avis, mais l’image de Strasbourg est assez claire. Un classement du magazine l’Étudiant de 2012 place la ville sixième sur six, pour ce qui est des sorties, après Lille, Toulon, Nice, Marseille-Aix et même Grenoble.
Le problème principal semble être les heures d’ouverture, selon Phillipe Pollaert :
« Sur le papier, il se passe plein de choses. Mais après une heure, à part à la Salamandre, on ne peut manger nulle part. Je suis récemment allé à Bruxelles, notre concurrente comme capitale européenne, et on pouvait se restaurer à n’importe quelle heure. Après, l’offre strasbourgeoise est meilleure que celle d’autres villes françaises. Seulement, ces dernières n’essayent pas d’être une capitale. Il va nous falloir du temps. »
Le patron du Mudd-Club a tenté à dix reprises d’avoir l’autorisation d’ouvrir à 4 heures du matin :
« Ça nous a pris deux ans, parce que l’ancien propriétaire n’avait pas cette autorisation. C’est un particularisme strasbourgeois. Pendant les années 90, la délivrance de ces autorisations a été gelée. Seuls les établissements qui l’avaient déjà ont pu la renouveler sans problème, comme par exemple le Fat Black Pussy Cat ou l’Elastic bar. »
20 autorisations d’ouvrir jusqu’à 4 heures en cinq ans
Si avoir cette autorisation nécessite une paperasse et des délais importants, elle est devenue plus facile à obtenir ces dernières années. 74 bars et restaurants ont, à ce jour, l’autorisation d’ouvrir après 1h30, selon la carte de la vie nocturne établie par la Ville, dont 62 jusqu’à 4 heures. Ces autorisations sont limitées au week-end, mais leur nombre est en forte progression. Depuis 5 ans, une vingtaine d’établissements ont pu l’acquérir, selon la préfecture du Bas-Rhin. Les raisons : une réglementation assouplie au niveau national et l’apparition de la charte de la vie nocturne, en 2010, qui supprime la période probatoire de 3 mois sans autorisation, lors d’un changement d’exploitant.
Cette charte est née d’une intention louable. Celle de doter Strasbourg d’un « code de bonne conduite » nocturne. Des établissements tenus correctement, des clients qui savent s’auto-gérer, de la prévention, en résumé : une fête encadrée. Car à Strasbourg, il y a un second problème : «L’offre est complètement éclatée » explique Kévin Benoît, vice-président de l’association TC Alsace, une association de réflexion sur l’urbanisme :
« Le fait que certains bars ferment tôt provoque des déplacements bruyants, et comme il n’existe pas de pôles de vie nocturnes, ces déplacements sont importants ».
Regrouper les lieux de vie nocturne
L’association avait proposé l’an dernier la création de ces pôles de vie nocturne, sans être entendue par la municipalité. Des points de concentration, comme à Renne ou à Lille et leurs célèbres rues de la Soif, pour éviter les dits déplacements de personnes beuglantes, mais aussi d’annoncer la couleur aux habitants. « Pas de surprise, les riverains seraient prévenus » imagine Kévin Benoît. « Nous verrions bien un pôle de vie nocturne se construire à Malraux, par exemple, qui est aujourd’hui encore un no man’s land. »
Pour Paul Meyer, conseiller municipal en charge de la vie étudiante, ces pôles ne sont pas une solution :
« Des endroits abandonnés, où il y aurait uniquement des étudiants concentrés dedans, et à côté une ville morte ? Cela aseptiserait Strasbourg, ce serait du gâchis. Il faut une éducation des usagers de la nuit, sans faire de ségrégation. Je crois plus à l’accoutumance au bruit de la vie nocturne, je refuse un centre-ville ou l’on se débarrasserait des familles. »
Pour l’élu, il faut cesser l’antagonisme fêtard/riverain mécontent :
« Dans les conseils de quartier on nous accuse d’avoir vendu la ville aux étudiants et aux ivrognes. De l’autre côté, nous avons cette réputation de ville endormie. Dans ce rapport de force, les adeptes du silence sont d’ailleurs ceux qui font le plus de bruit. Mais comme dit le maire Roland Ries, Strasbourg ne peut pas vouloir le rayonnement d’une capitale européenne et le calme d’un village alsacien ! Il faut d’une part une gestion de la vie nocturne, et en face une accoutumance à cette dernière. »
Un pas en avant, un pas en arrière
Dans les sujets qui fâchent, il y a l’arrêté anti-alcool d’octobre 2012. A partir de 22 heures, consommer des boissons alcoolisées en centre-ville est interdit. Un simple « signal donné aux riverains » selon Paul Meyer, pour « montrer qu’un effort a été fait » mais qui a été interprété comme un mauvais signal par les amateurs de la vie nocturne. Il y a eu 40 verbalisations depuis cet arrêté. Selon Paul Meyer, il ne s’agit que d’un outil de plus :
« Sincèrement, même si on se montre avec de l’alcool dans la rue, mais que l’on n’est pas entrain d’hurler, la police n’interviendra pas. »
Avancée notable, la CTS a enfin mis en place un réseau de nuit, passant d’une seule ligne de bus à trois, à partir de la rentrée prochaine, avec un point névralgique pont du Corbeau. Ces lignes seront disponibles les jeudi soir, vendredi et samedi. Elles desservirons les endroits de vie nocturnes que sont le Off Shore à Bischheim ou encore la Laiterie.
Métropole internationale « artificielle et boursouflée »
Selon Luc Gwiazdzinski, géographe auteur d’une thèse sur la nuit strasbourgeoise en 2002, le décalage entre l’attente que l’on peut avoir d’une ville internationale et l’offre que l’on y décèle subsiste :
« Ce sont les mêmes endroits, les mêmes spots, il n’y a pas d’évolution. Et c’est bien dommage, parce qu’aujourd’hui, la nuit fait partie du marketing des villes. C’est un argument pour attirer les cadres, les touristes, les étudiants et même les entreprises. On minimise l’importance de la nuit. Pourtant, 18% des actifs y travaillent… »
Pour le géographe, le problème, c’est un schéma qu’on ne veut pas bousculer :
« Quand je parlais de nuits blanches à Strasbourg à l’époque, à la municipalité, tout le monde riait. Aujourd’hui on voit bien que cela marche, avec la nuit des musées, les nuits électroniques : il y a une réelle demande. A cause de sa fonction de capitale de l’Europe, Strasbourg est obligée de se présenter plus importante qu’elle n’est. C’est une métropole internationale artificielle, boursouflée… Elle mériterait une nuit à la hauteur de ses journées. Mais il y a une culture locale revendiquée, un manque de volontarisme notoire : on ne veut pas considérer la nuit du ressort de la collectivité. La solution est indubitablement politique. Le point positif, c’est qu’au niveau des strasbourgeois, j’ai l’impression que l’on a vraiment envie que ça bouge. »
En février 2008, le maire Roland Ries avait convié la presse et les acteurs du monde la nuit dans un bar du centre de Strasbourg, avec l’engagement que Strasbourg sortirait de sa torpeur nocturne durant son mandat. A huit mois des élections municipales, on en est encore loin.
Aller plus loin
Sur le blog de Luc Gwiazdzinski : sa thèse sur la vie nocturne à Strasbourg (PDF)
Sur Rue89 Strasbourg : une carte pour sortir le soir
Sur Rue89 Strasbourg : tous nos articles sur la vie nocturne
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