Postés à l’angle de la cité Loucheur et de la place des deux églises, ils voient tout. Cigarette au bec, la boule à zéro, ils ont de 23 à 26 ans et se retrouvent là tous les jours, à quatre ou cinq, parfois plus. Leur vie ? « On cherche du travail, tous », répond l’un d’eux du tac-au-tac. « Cuisinier, boulanger, peintre, éboueur, ferrailleur, on prend tout ! », tente de plaisanter un autre. Flottement. « Même juste une formation… ce serait bien », bredouille-t-il. Mais voilà, « le Pôle emploi le plus proche est à l’Esplanade ».
Dans sa bouche, c’est le bout du monde. Ils sont tous nés ici. Le quartier Port-du-Rhin, ils le connaissent comme leur poche. Un « vieux » les rejoint. Il a la trentaine. Il fait le tour, serre les mains et, en aîné, plante le décor : « On pourrait croire qu’ils tiennent les murs, en fait, c’est les murs qui les tiennent ». « L’intello » du groupe a un bac pro comptabilité en poche, il a décroché un job d’éducateur sportif et a quitté le quartier. Réussir, c’est partir. Parmi ceux qui sont encore coincés ici, la moitié a quitté l’école en 4e, l’autre en 3e.
Le souvenir des émeutes du sommet de l’OTAN est encore frais. Et quand on leur demande s’il y a un avant, un après, la question fâche. Ils s’agacent, mais ils ont des choses à dire.
« C’est pareil ! Y a rien de nouveau. Ils ont organisé quelques trucs pour les enfants, des animations, de l’aide au devoir, du foot pour les ados… Et pour nous ? Pour les jeunes adultes ? Y a rien.»
Curieux. Parce que suite aux violences, la ville a mis le paquet sur l’insertion en débloquant 500 000€ pour les associations et structures œuvrant dans le quartier. Par ailleurs, des clauses d’insertion obligeaient les entreprises intervenant sur les chantiers du quartier à embaucher des habitants pour un certain volume d’heures…
Les entreprises d’insertion ne veulent plus des jeunes du quartier
« Sur 238 personnes en recherche d’emploi, 45 ont pu remettre un pied à l’étrier », affiche fièrement la CUS, dans son bilan à mi-parcours. La petite bande sourit. « En fait, nous on parlait d’un vrai boulot. » L’un d’eux a « essayé » l’insertion au sein de l’entreprise adaptée Au Port’Unes :
« J’ai eu quatre mois, pour faire de l’entretien d’espaces verts. On m’a renouvelé, j’ai fait de la peinture. Le contrat s’est arrêté en septembre 2011 et depuis, plus rien. »
Les autres se plaignent de ne même pas avoir eu cette chance.
« Au Port’Unes est censé nous aider, mais ils ne prennent plus les gens du quartier, ils ont trop mauvaise réputation, ou alors, il faut être pistonné. »
Marie-Pia Meyer, responsable de la structure, ne s’en cache pas, « les jeunes du Port-du-Rhin ont aujourd’hui difficilement accès à nos contrats, mais c’est parce qu’on les connaît ». Et de raconter : « Après le sommet de l’OTAN, on s’est senti investi d’une mission, on a joué le jeu en ouvrant en grand nos portes aux habitants du coin ». Elle se souvient du « speech post-OTAN » de Roland Ries dans le quartier, « promettant qu’il y aurait du travail pour tous. » A l’époque, elle « riait doucement » puis elle a vu le discours évoluer : « Il y aura du boulot pour ceux qui veulent travailler ». Au Port’Unes a reçu une enveloppe de 100 000 € de la CUS pour rouvrir son épicerie Com’au Rhin, « fermée avant l’OTAN en raison d’incivilités ».
« Aucune culture du travail parce qu’ils n’ont jamais vu leurs parents travailler »
Dès 2009, l’entreprise embauche douze jeunes en contrats aidés.
« On s’est rapidement aperçu que ce n’était pas une bande mais une meute ingérable. Notre secteur d’activité est principalement la propreté, le nettoyage. Il y a des emplois mais il faut être discipliné, les journées commencent très tôt. Sauf qu’ils n’ont aucune culture du travail parce qu’ils n’ont jamais vu leurs parents travailler. En plus, ils sont souvent en temps partiel et le salaire n’est pas motivant. Malgré l’encadrement socioprofessionnel offert aucun n’a construit de projet, et nous avions un taux d’absentéisme record. »
Alors qu’à Au Port’Unes le taux d’absentéisme moyen des employés avoisine les 10%, les embauchés du Port-du-Rhin culminaient à 20%.
« Pour eux, s’ils ne viennent pas un jour, ce n’est pas grave. Sauf que les patrons ne voient pas les choses de la même manière. Et nous sommes une entreprise, nous avons des clients à satisfaire. »
Dans le quartier « les choses ne vont pas en s’arrangeant, au contraire », désespère Marie-Pia Meyer. « Les gens sont de plus en plus pauvres, on en est à la troisième génération de Rmistes ». Le taux de chômage atteint 32%. Une personne sur deux est sans activité, 70% vivent des minimas sociaux. Sur les douze jeunes passés par Au Port’Unes, seuls deux ont quitté le dispositif d’insertion pour un emploi pérenne. Deux « sorties positives », et encore… Un jeune a en réalité basculé vers un autre contrat aidé, le restaurant d’insertion L’Ile aux épis, ouvert suite aux émeutes. Même principe : des personnes sont employées pour 2 ans maximum. Il y a 18 places.
La politique de l’emploi : bonne conscience et poudre aux yeux
« Dans le quartier, la politique de l’emploi, c’est de la poudre aux yeux. L’insertion c’est de l’éphémère, on y entre à 22 ans, on en ressort à 24, et on retourne à la case départ. Cela permet seulement aux dirigeants de se donner bonne conscience », tacle Rachid.
A 33 ans, lui a un emploi durable. Il se l’est créé, en ouvrant son café restaurant dans le quartier. Sa terrasse est prise d’assaut par les jeunes qui ne consomment pas toujours. Mais Rachid les connaît tous. Et il dit « avoir de la peine à les voir grandir dans ces conditions ». « Ils ont le sentiment de ne pas compter pour grand-chose, ils se résignent. » Rachid s’inquiète : « Même l’élémentaire est devenu utopique : avoir un travail, une femme ».
Un groupe de travail sur l’emploi et l’insertion au Port-du-Rhin a été mis en place par la CUS. Il réunit des acteurs du quartier et des chefs d’entreprises. C’est la démarche REVE, rencontre entre voisins pour l’emploi. Il s’agit de mettre en relation les demandeurs d’emploi du Port-du-Rhin et les entreprises implantées à proximité. L’association Au-delà des ponts, créée après l’OTAN pour intervenir dans tous les champs de la vie du quartier (culturel, social, accueil des enfants) participe à cette action en faveur de l’emploi. Franck Liebenguth, le coordinateur de l’association détaille :
« Pôle emploi et les missions locales nous transmettent les offres. Nous faisons remonter les CV des habitants dont les profils pourraient correspondre. Le candidat rencontre un conseiller puis le recruteur. »
Voilà pour le dispositif. Et les résultats ? Le discours se fait plus confus. Sur une vingtaine de CV transmis ces six derniers mois, « deux personnes auraient pu… elles avaient l’opportunité et puis au dernier moment… » L’homme se reprend : «Ce sont des profils très éloignés de l’emploi, il y a un travail de confiance et d’accompagnement à faire ».
Les emplois durables sont occupés par des personnes extérieures au quartier
Quatre emplois à temps plein ont bien vu le jour au Port-du-Rhin suite au sommet de l’OTAN, financés par la CUS. Ce sont ceux des salariés de l’association Au-delà des ponts. Mais sur les quatre emplois générés, une seule habitante du Port-du-Rhin a été embauchée, pour le poste d’adulte-relais. Et là encore, il s’agit d’un contrat aidé, limité à 3 ans. Les emplois durables, le poste de coordinateur et les deux postes d’animateurs, sont eux occupés par des personnes extérieures au quartier. « C’est très compliqué de travailler et d’habiter sur le même lieu, surtout dans l’éducation populaire. On est sollicité le soir, la coupure est difficile », justifie Franck Liebenguth, le coordinateur. Les habitants ne veulent « pas cracher dans la soupe » mais certains imaginent d’autres motivations :
« Le quartier va grossir avec ses nouveaux habitants et nous ne serons plus un morceau d’un secteur, mais un secteur à part entière. Il nous faudra un adjoint. Du coup, les plus ambitieux essaient de se placer dès à présent. »
« On croit à tort qu’en changeant le paysage, le reste suivra »
A l’automne 2011, Jacques Donzelot, historien du social et sociologue de l’urbain, est venu enquêter pour Terra Nova (le think-thank socialiste) à Strasbourg. Il s’est intéressé à la manière dont Strasbourg entend désenclaver ses cités sociales pour passer de la ville-bouclier à la frontière de l’Allemagne, à un espace de rencontre attractif (lire son analyse ici).
« Strasbourg est la ville où j’ai vu de la manière la plus frappante les limites de l’exercice. Les habitants des cités ne sont pas concernés par la possibilité d’aller à la ville comme la ville vient à eux. Pour ce qui est du Port-du-Rhin, quand les compétences élémentaires sont faibles, la population a tendance à se replier sur elle-même. C’est aussi une manière d’échapper au mépris des autres. Les habitants ont peur d’être mal vus parce qu’ils vivent des aides sociales. Entre eux, ils se comprennent, l’entre-soi a quelque chose de rassurant. »
Aussi explique-t-il que l’arrivée des nouveaux habitants de la résidence des Deux-Rives inquiète : « Ils ont peur d’habiter chez les autres ». Un phénomène classique lors des rénovations urbaines. En revanche, il n’a pas eu « l’impression que celle du Port-du-Rhin se soit accompagnée d’une rénovation sociale ».
« La rénovation sociale, c’est offrir des opportunités, en termes de scolarité, de formation… On pense à tort que la rénovation urbaine entraînera tout avec elle, qu’elle facilitera la mobilité des habitants. On croit qu’en changeant le paysage, le reste suivra… Mais on ne peut faire l’économie d’un travail au long cours d’amélioration des parcours de formation professionnelle. »
Selon Jacques Donzelot, la rénovation urbaine du Port-du-Rhin « n’est pas mauvaise, elle révèle les impasses. Maintenant, il faut s’attaquer au plus dur ».
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