Christian, un dossier sous le bras, quitte énervé le tribunal d’instance de Strasbourg. « J’ai voyagé longtemps, depuis la campagne, pour venir chercher un extrait Kbis », peste-t-il. « Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas le faire par Internet ? » Gérant d’un bureau d’études, il a dû se déplacer, ce vendredi 10 mars, jusqu’au tribunal pour obtenir ce papier en mains propres. Ailleurs en France, ce document peut être obtenu en quelques clics sur Internet. Mais en Alsace, comme en Moselle et dans les DOM-TOM, il est impossible de le récupérer par voie informatique.
L’extrait Kbis est une sorte de « carte d’identité des entreprises », selon Nathalie Perrot, responsable au RCS (registre commerce et sociétés). Elle accueille la foule de personnes venues chercher un extrait Kbis pendant les horaires d’ouvertures strictes (seulement en matinée) du greffe du tribunal d’instance. Elle explique :
« Les sociétés ont pour obligation de s’identifier. L’extrait Kbis, délivré en France de l’intérieur par le greffe du tribunal de commerce, peut servir aux tiers pour s’informer sur l’état d’une entreprise, mais aussi aux commerçants pour justifier leur identité. Il contient la dénomination, le capital, le lieu du siège, ou encore l’activité. On en délivre près de 45 000 par an à Strasbourg. »
Dans le labyrinthe administratif de la justice alsacienne
Mais alors pourquoi ce document si demandé ne peut-il être récupéré en ligne ? Si la question est simple, la réponse est en revanche beaucoup plus complexe à obtenir, à la mesure des strates infinies qui composent la justice commerciale de Strasbourg à Paris. Questionnée à ce sujet, Nathalie Perrot a d’abord renvoyé vers le ministère de la Justice. Le porte-parole du Garde des Sceaux, Pierre Januel, a lui répondu que cette problématique « dépendait des chambres commerciales ». Et hop, retour à la case départ.
La responsable du RCS a alors transmis la demande au greffier en chef du tribunal. Mais ce dernier l’a fait suivre au référent de la Cour d’appel, à Colmar. Cet agent, prudent face à la haute sensibilité de ce dossier brûlant, a choisi de ne pas s’exprimer sur le sujet. Il a préféré renvoyer vers le magistrat délégué à la communication au tribunal de Colmar… C’est plus sûr mais pour ce magistrat, les extraits Kbis ne relèvent pas de la Cour d’appel, et en tout cas pas de son domaine de compétence ! Le brouillard s’épaissit.
Après avoir vérifié disposer de l’accord de ses supérieurs, et sur notre insistance, Nathalie Perrot a fini par préciser :
« À Strasbourg, Saverne, Colmar et Metz, les extraits Kbis dépendent du tribunal d’instance, en raison du droit local alsacien-mosellan. Ailleurs en France, l’enregistrement des sociétés est géré par des greffes privés et les écrits disponibles à travers Infogreffe. »
Créé en 1986, cette base de données regroupe les informations légales relatives aux sociétés, dont sont extraites les informations publiées sur les Kbis. Florian Pochet, président de Infogreffe, détaille cette particularité :
« Infogreffe est un groupement d’entreprises, alimenté par 34 greffes des tribunaux de commerce de France. Ces agents ont tous un statut de droit privé, même s’ils sont officiers ministériels. En Alsace, les chambres commerciales des tribunaux d’instance sont toujours gérées par des fonctionnaires. On n’a pas été en mesure de les inclure dans le groupement Infogreffe. »
« À Paris, on ne fait pas attention aux problèmes locaux »
Cette exclusion a pour conséquence un retard matériel et administratif qui commence à devenir très gênant. L’extrait Kbis est demandé à chaque démarche administrative d’une entreprise, quelle que soit sa taille, et doit être périodiquement renouvelé. Nathalie Perrot évoque, à demi-mot, des choix budgétaires qui n’ont pas fait d’une jonction avec Infogreffe une priorité. Jean-Marie Woehrling, président de l’Institut du Droit Local alsacien-mosellan (IDL), critique l’inaction de l’État :
« Quand on est à Paris, on ne fait pas attention aux problèmes locaux. Avec l’émergence des pratiques liées à Internet, l’Alsace a pris du retard, et le ministère de la Justice, qui assure le service des extraits Kbis, ne s’est pas arrêté sur une problématique qui ne concerne que trois départements et l’outre-mer. »
Les demandes d’extraits sont donc toujours gérées par des fonctionnaires, ce qui occasionne souvent des files d’attente à l’entrée du tribunal d’instance. « Cela nous prend deux personnes à temps plein », constate Nathalie Perrot, « et pour les gens, se déplacer prend du temps. »
Le prix d’un extrait Kbis est fixé par un décret sur lequel s’alignent les chambres commerciales en Alsace, il s’élève à 2,96€. Les requérants sont priés de prévoir l’appoint : les paiements par carte bancaire ne sont pas encore acceptés. De plus, si la remise en mains propres est immédiate, l’extrait Kbis n’est valable que trois mois. Le service d’abonnement proposé par Infogreffe n’est pas non plus disponible en Alsace ; il faut se déplacer à chaque fois pour recevoir son papier, ou faire une demande par courrier (1€ de plus).
Tout le monde se refile le dossier…
Au-delà des problèmes de statuts public et privé, et du manque de moyens financiers, c’est surtout un certain immobilisme qui a empêché l’évolution du service des extraits Kbis. Toutes les parties (ministère de la Justice, chambres commerciales et tribunaux d’instance alsaciens et mosellans, Infogreffe), si elles assurent vouloir progresser, se renvoient ce dossier sans en accepter la responsabilité.
Les fonctionnaires, comme les usagers, appellent depuis longtemps à une modernisation administrative. Malgré tout, rien n’est envisagé du côté du tribunal d’instance de Strasbourg pour instaurer une plateforme informatique similaire à Infogreffe, ni aucune démarche pour se brancher sur la plate-forme des greffes commerciaux du reste de la France.
Du côté d’Infogreffe, Florian Pochet assure ne pas pouvoir bouger non plus :
« C’est sûr que ce serait une initiative intéressante pour l’usager. Mais pour avancer, le seul moyen est d’aboutir à un accord public-privé avec le ministère de la Justice. Rien n’est encore envisagé. »
Jean-Marie Woehrling ne considère pas ce problème comme « insurmontable » :
« Il faut mettre les moyens pour obtenir un service de qualité équivalente. Nous devons doter le personnel de ressources humaines et financières nécessaires pour se remettre au niveau. On pourrait aussi donner plus de pouvoirs aux chambres consulaires (ou établissements publics économiques, qui représentent les acteurs du privé, ndlr), qui sont disposées à prendre plus de responsabilités. »
En attendant, devant le tribunal d’instance, la file d’attente ne cesse de grossir.
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