Le « drive », ce type de magasin accessible en voiture, ouvert jusqu’à des heures tardives, limitant le personnel, optimisant les bénéfices, a été popularisé par les chaînes de restauration rapide comme Mc Donald’s. Mais le drive s’est démocratisé jusqu’aux pharmacies, supermarchés, tabacs et plus récemment… au marché noir de la drogue. Ainsi dans certains coins de Strasbourg et de Schiltigheim, on trouve des « drive » pour se procurer de l’herbe, du shit ou d’autres produits stupéfiants aussi simplement que s’il s’agissait de cheeseburgers. J’ai testé cette nouvelle application des concepts marketing à la vente de drogues.
Après le porche, rouler doucement…
Lundi, 19h30, j’arrive, au volant de ma voiture, je passe doucement sous le porche qui définit l’entrée de cette cité de Schiltigheim. Je me vois directement orienté par un « guetteur », 15 ans à peine, qui me fait un petit signe de tête pour m’indiquer la direction à prendre.
Soudainement, sorti de nulle part, un premier « charbonneur » fait son approche et prend ma commande. Il est vraisemblablement mineur, rehausse légèrement son bonnet lorsqu’il s’approche de ma fenêtre et me tend la main en demandant : « qu’est-ce qu’il te faut ? »
S’en suit une brève discussion concernant les produits disponibles… Je profite de ce « marché », ouvert de 10h à 23h en semaine et 24h/24 le week-end pour passer ma commande. Ce sera deux sachets d’herbe, importation directe du Maroc, via la Hollande.
Le dealer propose aussi d’acheter un Macbook Pro à prix cassé ou encore une montre. Tenté… On l’est toujours avec les promotions. Mais finalement non, je reste fidèle à mon objectif initial et je me contente de mes quelques grammes d’herbe. Le tarif est annoncé clairement, il correspond aux prix habituels : 60 euros pour deux pochettes.
Une fois ma commande passée, l’adolescent m’indique du doigt la direction à prendre pour atteindre la « borne de paiement », quelques mètres plus loin, où m’attend déjà un autre gamin qui, lui, prend mes billets. Une fois l’argent en sa possession, il m’encourage à avancer vers le « point de retrait ». Un troisième jeune me retrouve sous un autre porche, près de la sortie de la cité, avec mes deux sachets.
Pas de police en vue…
En moins de 5 minutes, me voilà avec ma drogue dans la poche, de l’herbe fraîchement arrivée d’Amsterdam. À aucun moment je n’ai eu le sentiment d’être en insécurité, tout ce petit monde s’est comporté de manière très professionnelle. On me gratifie même d’un « attention aux flics quand tu repars. » Je m’interroge alors, si la police arrivait ? Je verrais sans aucun doute tous ces adolescents disparaître en quelques secondes dans les innombrables tours alentours, tandis que je serais paralysé et coupable, au volant de ma voiture…
Mais la police n’est pas passée. De toutes façons, la moindre approche d’une voiture banalisée est détectée bien en amont par toute une armée de guetteurs, qu’ils surnomment « la chouf » (du verbe « voir » en arabe). Difficile donc pour les autorités de s’attaquer à ce système bien rôdé, ce « drive » où tous les employés sont remplaçables, attirés par la promesse d’un salaire journalier qui peut aller jusqu’à 1 000 euros pour les mieux placés.
Un système très efficace et bien en place
Ce travail à la chaîne appliqué au deal de drogue est très efficace. Tout au long de mon passage, j’ai vu les jeunes communiquer entre eux avec des gestes simples, mais précis, qui traduisent la commande, la quantité et validation du paiement. Pas besoin de portables, pas de risque d’écoute, c’est encore plus efficace que les talkies-walkies des employés de McDo.
On aurait tort de croire que le boulot du dealer de drogue se réduit encore à attendre le client au coin des rues sombres… Si on trouve encore quelques vendeurs aux abords de lieux publics, comme autour de la gare de Strasbourg et du campus, la force de ce trafic a été de déplacer les clients vers des points de vente sûrs. La cité constitue un endroit idéal pour les vendeurs, qui peuvent se cacher, mais aussi planquer la marchandise dans des caves ou des appartements dont les dealers possèdent les clés.
Un marché à 2,3 milliards d’euros
La marchandise est bien gardée, d’abord par des vendeurs, eux-mêmes surveillés par leurs patrons, des « shift managers » vivant aussi dans le quartier et effectuant des rondes pour s’assurer de la fluidité des transactions. Difficile toutefois de savoir où sont stockés les produits ou en quelle quantité. Allez savoir pourquoi mais une certaine discrétion règne sur certaines étapes de la vente.
Difficile d’imaginer les recettes journalières d’un tel trafic, si l’on peut compter les voitures qui entrent et sortent, on peut difficilement connaître les habitudes des consommateurs, en terme de fréquence d’achat et de quantité. Mais avec un « panier moyen » de 50€ par client, il est certain qu’une telle organisation brasse plusieurs milliers d’euros chaque jour. Un rapport de novembre 2016 estime le marché de la vente de drogues en France à 2,3 milliards d’euros. Dans ce même rapport, les gains d’un guetteur sont estimés à 800€ par mois tandis que le « shift manager », le responsable du point de vente, émarge lui autour de 7 500€ par mois.
Des plans de communication et des gestes commerciaux.
Côté vendeur, ce mode de distribution limite les coûts. Plus de déplacements risqués, plus de ravitaillements incertains vers les postes de vente, tout se passe dans un périmètre qui ne dépasse pas 100 mètres de côté. Périmètre que les dealers et leur main d’oeuvre connaissent parfaitement.
Côté consommateur, la formule est également appréciée. Marc, client régulier en témoigne :
« Je n’étais pas rassuré à l’idée de venir dans une cité les premières fois, mais ici je suis sûr de trouver ce que je recherche. En plus, maintenant on me donne parfois des échantillons, des feuilles ou des briquets, on m’a déjà offert un CD d’un groupe de rap du quartier. Même si les prix sont parfois élevés, venir ici est une garantie de qualité mais aussi l’assurance de trouver ce dont on a envie. »
Le tour de force de ces organisations tient non seulement dans le fait qu’elles aient su amener et fidéliser les clients des quartiers centraux vers les cités, mais aussi et surtout qu’elles apparaissent désormais comme le moyen le plus sûr de se procurer de la drogue. À Grenoble en 2014, les dealers ont tenu à « s’excuser » auprès de leurs clients, suite à une indisponibilité temporaire (voir photo ci-dessus).
« Payer les factures et soutenir la famille. »
Lors de mon passage au drive, en attendant le ravitaillement, j’échange avec Salim, qui doit avoir à peine 17 ans. C’est non sans une certaine fierté qu’il m’affirme avoir « pris du galon » depuis peu. Il revendique qu’il faut bien « payer les factures » et confie qu’il a choisi d’intégrer le business pour apporter une aider financière à sa famille.
Après plusieurs mois passés dehors en tant que guetteur, perché sur une tour, Salim fait désormais partie de la chaîne de vente, au contact de la clientèle. Il a de fait gagné le respect, mais surtout, il a été augmenté. Il justifie ses plans de carrière ainsi :
« Si tu veux une belle voiture, c’est pas Pôle Emploi ou le lycée qui vont te la donner, alors je charbonne, je me mets bien, et je quitterai le quartier. Au moins ici je peux évoluer, avant j’étais toujours dehors et tout seul, maintenant je peux me réchauffer dans la voiture quand y’a pas de clients, j’ai quelques pauses. »
Salim est lui-même surveillé par un chef d’équipe, qui s’assure qu’il soit présent à son poste aux heures voulues. Et ce chef d’équipe rend lui aussi des comptes, et ainsi de suite jusqu’au grand patron, inconnu de tous ces employés. Comme chez MacDo.
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