Le Crédit Mutuel a décidé d’arrêter de perdre de l’argent avec les neuf journaux quotidiens qu’il détient dans l’est de la France, via sa filiale Ebra. En Alsace, les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) et L’Alsace font partie de ce groupe qui, en 2016, a perdu 55,6 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 508 millions d’euros. Le Crédit Mutuel a beau produire un tas d’or chaque année, son nouveau président, Nicolas Théry, n’a pas de larme à l’œil lorsqu’il évoque les rotatives et les gros titres. Alors plus question d’allonger.
C’est sur les ordres de son ancien président, Michel Lucas, que la banque mutualiste s’était lancée dans une série d’acquisitions de titres entre 2008 et 2011. Surnommé Dralucas par certains, l’ancien président a toujours eu un faible pour la presse, ses journalistes et aussi son petit pouvoir d’influence. Entre 2012 et 2017, Michel Lucas s’est bien amusé avec ses journaux, surveillant même depuis son bureau les maquettes en cours d’élaboration sur un écran spécial.
Des rapprochements ratés et une mutualisation feinte
Expert en mutualisation comme il se présente lui-même, Michel Lucas a transféré l’informatique de tous les journaux au Crédit Mutuel, ce qui n’a pas manqué de causer d’importants problèmes liés à des cultures différentes, voire opposées. Il a regroupé les équipes commerciales, mis tous les titres sur le même logiciel de mise en page et créé une rédaction à Paris chargée d’alimenter tous les titres en informations nationales (le « BIG » pour bureau des informations générales). À Colmar et à Strasbourg, les deux journaux autrefois concurrents se partagent des bureaux et depuis un peu plus d’un an, des articles de journalistes de L’Alsace sont repris dans les DNA et vice-versa.
Mais l’érosion de la diffusion s’est poursuivie (-2,5% en moyenne chaque année), voire sérieusement aggravée dans le cas de L’Alsace (-3,5% chaque année). Les DNA tiraient encore 173 674 exemplaires en 2013 pour une diffusion évaluée à 156 782 exemplaires fin 2016. Dans le même temps, les sites web des titres d’Ebra, tous conçus sur la même matrice depuis le Wacken à Strasbourg, ne sont jamais parvenus à compenser le manque à gagner.
Dès que le Crédit Mutuel est parvenu à se débarrasser de Michel Lucas, il était clair qu’un compte à rebours débutait pour Ebra. En 2017, Nicolas Théry demande à Philippe Carli, ancien directeur général du groupe Amaury (L’Équipe…) de réaliser un audit des journaux d’Ebra afin que le groupe retrouve un résultat positif. Six mois plus tard, mardi 25 septembre à L’Alsace à Mulhouse, le lendemain aux DNA à Strasbourg, Philippe Carli présente aux salariés des journaux réunis en assemblée générale les résultats de son audit et ses pistes d’évolution.
Le Crédit Mutuel n’est pas vendeur mais…
Et selon lui, en 2020, Ebra perdra 72 M€ par an si rien n’est fait pour redresser les comptes. En 2016, les DNA ont réalisé un chiffre d’affaires de 80 M€ pour un résultat négatif de 4 M€. La situation est bien pire à L’Alsace, qui a engrangé 44 M€ mais dépensé 52,3 M€. Mais pas de panique, le Crédit Mutuel « n’est pas vendeur » a-t-il indiqué aux salariés de L’Alsace mardi. En revanche, les rapprochements et les mutualisations vont se poursuivre, entre les DNA et L’Alsace en Alsace et entre le Républicain Lorrain et l’Est Républicain en Lorraine.
Principale source d’économies envisagée, la fermeture de l’imprimerie de L’Alsace à Mulhouse. Les quelques 70 000 exemplaires de L’Alsace seraient tirés… aux DNA à Strasbourg, dont le centre d’impression est en sous-régime. Mardi, Philippe Carli n’a cependant évoqué cette fermeture que comme un « projet ». Un projet qui prévoit le départ d’environ 70 ouvriers du Livre et qui permettrait d’économiser 6 millions d’euros par an mais Philippe Carli attend une « contre-proposition » de la CGT-Filpac avant de se prononcer définitivement.
La même stratégie est à l’œuvre dans les autres titres du groupe : le Républicain lorrain, imprimé au siège de Woippy à côté de Metz, devrait être imprimé par les rotatives de l’Est républicain, à Houdemont près de Nancy, le Bien public (à Dijon) est déjà tiré à l’imprimerie du Progrès, à Chassieu près de Lyon.
À fond sur le numérique… avec de nouveaux salariés
Autres pistes évoquées devant les salariés : des économies de structure, un nouveau pacte social, continuer à produire des journaux papier et créer de la valeur sur le numérique. Sur ce dernier point, l’audit de Philippe Carli s’est avéré assez cruel sur les capacités du groupe à aborder cette transition. Alors que les discussions ne portaient jusqu’alors que sur des réductions d’effectifs, Philippe Carli a reconnu qu’il devrait « embaucher » pour acquérir des compétences dans le domaine du numérique car, a-t-il dit, « il n’y a personne. »
Dès octobre, un cabinet est chargé d’aider Ebra à réfléchir à sa stratégie sur le numérique. Tout est encore à inventer et Philippe Carli prévoit de tester beaucoup avant de trouver ce qui fonctionne mais il est acquis que les journaux deviendront « digital first », autrement dit la priorité sera donnée aux publications numériques et non plus au journal papier. Tous les journalistes seront chargés de produire pour le web, et formés s’il le faut. Un chantier colossal mais qui n’a pas déplu à une partie des journalistes de L’Alsace, lassés de constater l’immobilisme de leur journal dans ce domaine depuis cinq ans.
L’identité de L’Alsace menacée
En revanche, les journalistes ne voient pas bien comment L’Alsace pourrait garder son identité dans le nouveau périmètre. Philippe Carli a promis que le titre de L’Alsace serait conservé mais les syndicats remarquent que les contenus ont tendance à s’uniformiser entre les deux titres et que l’impression à Strasbourg provoquera un bouclage une demi-heure plus tôt… Au final, le risque est grand que L’Alsace ne devienne qu’une copie des DNA, moins fraîche.
Du côté des journalistes, c’est donc l’attentisme et le scepticisme qui dominent, comme le détaille Olivier Brégeard, journaliste et délégué CFDT :
« Au moins, Philippe Carli parle beaucoup plus clairement que Michel Lucas. Il a un plan même si nous avons été étonnés par les chiffres annoncés et réservés sur la capacité du numérique à résorber nos déficits. »
Du côté des techniciens, Sandrine Debenath, déléguée Filpac-CGT et secrétaire du comité d’entreprise, veut croire à la sauvegarde de l’imprimerie de Mulhouse :
« On a un contre-projet qui valorise nos savoirs-faire, notre identité et qui ne supprime pas un emploi au nom de la logique financière du Crédit Mutuel. On le réserve pour l’instant à Philippe Carli et on espère bien qu’il sera d’accord avec nos analyses. Les gens ont besoin d’une presse généraliste de proximité. »
L’ensemble des titres d’Ebra emploient plus de 4 000 personnes. Selon la presse spécialisée, plus de 1 500 postes pourraient être supprimés d’ici à 2020 dans le cadre de cette restructuration.
Chargement des commentaires…