La scène se déroule dans une salle du palais de justice temporaire de Strasbourg, place d’Islande. Mardi 28 juin, la chambre commerciale du tribunal est réunie pour évoquer la reprise de Copvial SA, qui gère les abattoirs de Holtzheim pour le compte des éleveurs alsaciens. Il n’y a qu’un seul candidat : l’industriel Jean-Claude Bigard. L’homme est à la tête du groupe Bigard de Quimperlé en Bretagne, principal transformateur de viande de France, 4,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 55 usines, 14 000 salariés.
Sa fortune personnelle est estimée à 620 millions d’euros mais il déclare devant la présidente de la chambre commerciale :
« Je suis venu avec un chèque de 1€ et je n’ai pas l’intention de mettre plus. »
Bon, est-ce que vous vous engagez à investir dans les abattoirs alsaciens alors ? À reprendre les 180 salariés ?
« Non, je ne reprends que les 68 salariés nécessaires et je n’investirai que si ça vaut le coup. »
Très bien monsieur, les abattoirs sont à vous : un outil industriel d’une valeur d’au moins 18,7 millions d’euros, construits en 1996 grâce à un tiers de fonds publics, ses 500 fournisseurs et tout son réseau de distribution ! Plus de 110 salariés se retrouvent au chômage économique et les éleveurs y laissent pour près de 3 millions d’euros de porcs et bovins livrés mais jamais payés.
30 millions d’euros évaporés
Mais ce n’est pas tout. Les abattoirs de Holtzheim avaient déjà été sauvés de la faillite en 2007. Le Comptoir agricole, Groupama Alsace et le Crédit Agricole avaient alors accepté d’acheter les actifs fonciers (bâtiments et 4 hectares de terrain) pour apporter à la coopérative 7 millions d’euros de trésorerie. Mais eux aussi ont dû oublier leurs actifs pour tout laisser à l’industriel breton pour 1€.
Au final, ce sont près de 30 millions d’euros qui se sont évaporés pour que Bigard puisse ajouter un 24e abattoir à son réseau. En 2010 pourtant, l’Autorité de la concurrence avait contraint Bigard à céder 4 usines dans le nord et l’est, pour éviter une situation de monopole. Mais depuis, le secteur n’a cessé de se concentrer et les abattoirs Bigard traitent un boeuf français sur quatre, un porc sur cinq. Dès l’été, l’activité a repris à Holtzheim, sauf qu’au téléphone, c’est Socopa qui répond, la filiale d’abattage de Bigard.
L’éleveur écolo prié d’aller voir ailleurs
Tout s’est joué en quelques semaines. Fin avril, les abattoirs sont placés en redressement judiciaire, un repreneur est recherché par les services économiques de l’État et des collectivités. On pense à Pierre Schmidt, Metzger-Muller… Mais les charcutiers industriels alsaciens ne sont pas intéressés.
En revanche, l’éleveur de porcs en agriculture raisonnée de Schleithal, Thierry Schweitzer, étudie le dossier :
« C’est mon abattoir, ça me paraissait important qu’on garde un outil d’abattage en Alsace, pour certifier l’ensemble de la filière. Mais quand on a audité l’entreprise, c’était la catastrophe. Les dirigeants avaient vraiment planté la société, qui perdait 200 à 300 000€ chaque mois. Ils n’avaient pas de débouchés pour une bonne part de la viande produite, qui était bradée sur les marchés européens pour 1,5€ le jambon ! Reprendre était donc très compliqué pour une petite entreprise comme la mienne. Et puis je n’ai pas senti une adhésion complète de la part de la profession. »
Et quand Thierry Schweitzer dit ça, il faut comprendre que la profession, dont la vaste majorité pratique l’élevage intensif, voyait même d’un très mauvais œil que la solution vienne du trublion écolo. Thierry Schweitzer avait même pour projet de faire d’Holtzheim l’un des premiers abattoir compatible avec le bien-être animal. Il était prêt à être minoritaire, à condition d’emmener le reste de la profession vers une production raisonnée. Les signaux qu’il a reçus de la part des instances agricoles l’ont dissuadé d’aller plus loin.
Un positionnement industriel jamais trouvé
Prévu pour avaler 20 à 30 000 tonnes par an, l’abattoir doit s’insérer dans une filière industrielle classique. Sa situation financière est largement héritée d’une sous-utilisation. Copvial essayait depuis deux ans de se développer dans la transformation, mais l’atelier de charcuterie de Reichstett, racheté à Coop Alsace en 2015, s’est avéré plus coûteux que prévu à faire fonctionner et perdait 1,5 million d’euros fin juin.
À la fin du premier semestre 2016, Copvial devait en outre 3,7 millions d’euros de cotisations sociales et 3 millions € aux éleveurs. Aux abois faute de trésorerie, la reprise de Copvial se devait d’être rapide.
Vice-président en charge de l’agriculture à la région Grand Est, Philippe Mangin ne voit qu’un seul repreneur possible pour Copvial, Jean-Paul Bigard. Ancien président de Coops de France, président d’In Vivo, première coopérative agricole, Philippe Mangin connaît bien Jean-Paul Bigard :
« Quand les difficultés de Copvial sont apparues, j’ai suggéré qu’on se tourne vers Bigard parce que je ne voyais pas d’autre repreneur possible. Pour faire tourner un équipement pareil, il faut un accès aux marchés internationaux, ce dont dispose Bigard. »
L’attentisme payant de Jean-Paul Bigard
Mais les éleveurs alsaciens sont méfiants. Ils demandent que d’autres industriels soient contactés. Sicarev et Elivia sont approchés mais les groupes ne donnent pas suite. Pendant ce temps, Jean-Paul Bigard attend et quand il sait qu’il est le seul repreneur possible, il accepte une invitation de la Région Grand Est, mi-juin à Strasbourg.
Présent à cette réunion de la dernière chance, Patrick Bastian, éleveur à Zehnacker, vice-président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles du Bas-Rhin (FDSEA) et aussi conseiller régional du Grand Est, se souvient :
« Jean-Pierre Bigard savait très bien qu’il avait toutes les cartes en main. Il parle très peu, il ne négocie rien. À la fin de la réunion, on s’est tous regardés : qu’est-ce qu’on fait ? La réalité est qu’on n’avait pas d’autre solution que de lui donner l’abattoir sans aucune contrepartie, sinon c’était la fermeture complète et le chômage pour tout le monde. La mort dans l’âme, c’est ce qu’on a fait. »
Philippe Mangin au four et au moulin
Parmi les éleveurs, c’est la consternation. La plupart étaient persuadés qu’une « solution » serait trouvée par les pouvoirs publics, comme en 2007. Pour certains, le terrain a été préparé pour Jean-Paul Bigard, dont l’intérêt pour Holtzheim remonte à plusieurs années. Le rôle de Philippe Mangin est questionné. A-t-il agi comme élu du conseil régional ou comme partenaire industriel de Bigard, en tant que président d’un abattoir (EMC2) dans la Meuse par exemple ?
Philippe Mangin se défend de tout conflit d’intérêts :
« Je n’ai aucune responsabilité dans le groupe Bigard. J’ai accéléré ce dossier parce que Bigard nous a déjà aidés à sauver un abattoir dans la Meuse et que c’est quelqu’un qui tient ses engagements. Il y aura de l’investissement et les embauches vont reprendre. Ce n’est pas le genre de Jean-Pierre Bigard de reprendre un équipement pour le fermer ensuite. »
Éleveur de bovins à Pfettisheim, Dominique Daul fait part de son amertume :
« J’ai encore 20 000€ de créances auprès de Copvial… Qui va les régler ? Certainement pas Bigard d’après ce que j’ai compris. Aujourd’hui, on travaille avec Bigard mais dans un cadre industriel qui pose question, on n’a aucune idée de ce que deviennent nos bêtes ensuite, leur destination finale, etc. Tout le boulot des éleveurs alsaciens depuis trente ans, envolé ! Bigard a même repris la marque Burehof sans qu’on sache comment. Et nous, on se retrouve à la merci d’une chute des cours, qui nous sera appliquée sans aucun ménagement. Il faut donc qu’on diversifie d’urgence nos débouchés, mais ça prendra du temps. »
Sur l’indemnisation des éleveurs lésés dans la procédure de reprise, les regards se tournent vers l’État, la Région et la FDSEA, le syndicat agricole. Mais à ce jour, aucun n’a l’intention de débloquer les 3 millions d’euros nécessaires.
Fin septembre, la chambre commerciale du tribunal de Strasbourg a attribué à la coopérative lorraine Cloé le transport des bovins qu’assurait jusque là Copvial, tandis que les porcs seront transportés par le Comptoir agricole.
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