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Ces « multi-restaurateurs » qui font manger les Strasbourgeois

Une petite dizaine d’entrepreneurs concentrent l’essentiel de la restauration à Strasbourg, si bien que vous avez une chance sur deux de vous attabler chez l’un d’entre eux en sortant dans le centre. Comment en est-on arrivé là ?

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Marc Faller vient de racheter la brasserie « Europ’Café », le 15e établissement dont il est désormais propriétaire.

Marc Faller a l’air heureux, quoiqu’un peu fatigué. Il vient de racheter l’Europ’Café de la Place de l’Homme de Fer à Strasbourg. En tout cas, son fonds de commerce. Il n’est pas propriétaire des murs, contrairement à la plupart de ses 14 autres enseignes. « Il faut que je me concentre, quand je mange dans un restaurant : comme je déjeune essentiellement autour de tables qui m’appartiennent, il pourrait m’arriver de partir sans payer alors que je ne suis pas chez moi ! », dit-il, en plaisantant… à moitié ?

40% du marché strasbourgeois

Le centre-ville de Strasbourg compte environ 600 restaurants « traditionnels » (par opposition aux enseignes de restauration rapide, selon les critères de la chambre de commerce et d’industrie). Sur ces 600 tables, plus d’une cinquantaine sont réparties entre une petite dizaine de propriétaires, qui pèseraient à eux seuls près de 40% du secteur en terme de chiffres d’affaires annuels. Ce sont les affaires de Jean-Noël Dron, Marc Faller, Damien Delalleau, Franck Meunier, Philippe Bohrer, Marc Maria, Jérôme Fricker et Cédric Moulot.

Leurs profils diffèrent. Ils ont entre 35 et 55 ans, viennent d’horizons variés et ont rarement suivi des formations de gestion : Marc Faller est ingénieur, Franck Meunier est détenteur d’un master de mécanique des fluides. Qu’ils se disent « créateurs de concepts », cuisiniers ou gestionnaires (certains affirment même ne rien connaître à la cuisine), ils sont aujourd’hui à la tête de groupes d’enseignes impressionnants.

Un phénomène propre aux villes à grande tradition gastronomique

Selon Bernard Boutboul, membre d’un cabinet de conseil spécialisé en gestion de restaurants, la concentration des restaurants est un phénomène qui est né dans les années 1990 dans les régions particulièrement identifiées à une gastronomie. Il s’est accentué ces cinq dernières années. Dans des villes comme Strasbourg, Lyon, Bordeaux ou Toulouse, le pourcentage d’enseignes détenues par de multi-propriétaires peut atteindre 15 à 20%. À Paris, en revanche, la concentration d’établissements aux mains d’un même propriétaire serait plus faible.

Une histoire récente à Strasbourg

À Strasbourg, l’histoire de ces « multi-restaurateurs » est relativement récente, n’en déplaise à ceux qui affirment qu’il en a toujours été ainsi. Dans les années 1990, rares étaient les propriétaires qui investissaient dans plus de cinq établissements à la fois, se souvient Marc Maria, propriétaire notamment du Rive Gauche, près de la gare :

« Il faut dire qu’à l’époque, un restaurateur et sa famille pouvaient vivre décemment de leur travail. Aujourd’hui, entre les charges qui augmentent, les salariés qui tombent malades et le remboursement des crédits, il est parfois difficile pour certains de se verser un salaire avec une seule enseigne ! »

Mais ce n’est pas vraiment la précarité qui a poussé les restaurateurs à se lancer dans la course aux meilleures tables de Strasbourg. Ils ont certes rarement hérité d’une fortune familiale et ont souvent pris de gros risques financiers en reprenant des « affaires » parfois mal en point. Ou en lançant des concepts originaux qui devaient attirer le client. Mais ces entrepreneurs, nés entre 1960 et 1980, se sont surtout lancés dans la bataille dans les années 2000, quand la génération précédente a montré des signes de fatigue ou de faiblesse.

Feu « l’empire Dieterlé »

En 2007, « l’empire » strasbourgeois du restaurateur Roland Dieterlé se fissure et s’effondre : la Chambre commerciale du tribunal de grande instance de Strasbourg prononce la liquidation judiciaire de huit établissements, que se partagent des plus jeunes, comme Marc Maria (Le Vieux Strasbourg), Cédric Moulot (Le Tire-Bouchon) ou encore Damien Delalleau (Le Gruber).

À l’époque, le rachat moyen d’une enseigne variait entre 80% et 100% de son chiffre d’affaires annuel hors-taxes. Aujourd’hui, tous constatent que les prix des fonds de commerce se sont envolés : il n’est pas rare qu’un restaurant soit racheté à 120%, voire 140% ou 150% de son chiffre d’affaires. Le prix varie selon son emplacement, sa notoriété et sa santé financière.

L’envolée des prix de rachat : la faute aux gros ?

La faute aux gros qui font monter les enchères et bouleversent le marché ? Assurément, selon Cédric Moulot, dont la holding s’estime aujourd’hui à quelque 14 millions d’euros annuels et qui se définit lui-même comme « petit » par rapport à ses concurrents — à titre de comparaison, le chiffre d’affaires de 2010 de la Maison Kammerzell, fleuron du groupe de Jean-Noël Dron, s’élevait à lui seul à quelque 7, 2 millions d’euros. Mais selon Bernard Boutboul, il n’y a pas de corrélation entre concentration des enseignes et prix des fonds de commerce :

« Quand les enchères d’une affaire à vendre montent, il est vrai que les “gros” qui possèdent déjà d’autres restaurants peuvent s’aligner et ont une plus grande de force de frappe. Pour autant, il leur arrive aussi de ne pas être intéressés par une petite enseigne parce qu’elle n’est pas idéalement située ou qu’elle coûterait trop cher à remanier. Néanmoins, il est évident que si vous détenez plusieurs restaurants qui tournent bien, vous avez plus de chance d’être suivi par une banque pour agrandir votre groupe. Mais la concurrence des grands n’empêche pas toujours les petits d’intégrer le marché. »

Et selon les restaurateurs, il n’y aurait pas non plus de relation entre la hausse du prix des fonds de commerce et les tarifs de la carte. « Ce n’est pas parce que vous avez payé votre affaire 150% de son chiffre d’affaires annuel que vous pouvez pour autant proposer un jarret de porc à 35 euros ! », explique ainsi Gilles Egloff, de La Corde à linge.

Cédric Moulot (37 ans) a racheté le « Tire-Bouchon », qui lui a assuré le financement de 7 autres affaires. (Photo: BC/Rue89-Strasbourg)

Des « flottes » pour mieux essuyer des tempêtes

Cédric Moulot a racheté la gérance du « Tire-Bouchon (son « bébé ») en 2005, l’a agrandi et rénové jusqu’en 2012, tout en créant, en 2010, le 1741, son « bijou » étoilé au Guide Michelin. Et la winstub du Meiselocker, située rue des Frères. Il lui faudra plusieurs années pour atteindre l’équilibre budgétaire pour ces deux tables : une opération rendue possible uniquement parce que la trésorerie du Tire-Bouchon lui a apporté les fonds et les garanties nécessaires auprès des banques. Cette brasserie représenterait à elle seule 25% de sa holding. Autrement dit, c’est parce que le vaisseau amiral de sa petite flotte tenait bien la mer que Cédric Moulot a pu agrandir son armada, essuyer des tempêtes et réparer certaines avaries :

« Aujourd’hui, un jeune de 25 ans qui veut se lancer avec une seule enseigne n’a à peu près aucune chance d’être soutenu par une banque parce que les garanties exigées (autour des 30% d’apport en propre) sont impossibles à réunir sans détenir plusieurs affaires. »

La concentration des restaurants n’est donc pas sans effet sur le marché strasbourgeois, bien au contraire.

La dure loi du marché

D’autres préfèrent parler d’une simple « loi naturelle du marché » qu’ils n’ont pas inventée, mais qu’ils sont bien obligés de suivre. Jusqu’à un certain point : « Dans le milieu, on sait bien que les affaires de Dieterlé ont périclité parce qu’il s’est laissé dépasser, puis couler. Il n’était plus vraiment dans le coup », croit savoir un de ces grands restaurateurs strasbourgeois.

Pour Marc Faller, cette liquidation a été un avertissement :

« Il est vrai que nous avons tous appris de cette expérience. Il faut savoir écouter les remarques des autres — et d’abord de ses clients —, savoir réagir et ne pas dépasser sa capacité de contrôle de gestion des affaires. »

Savoir fixer ses limites

Au Rive Gauche, Marc Maria dit en riant que ses concurrents et lui sont devenus des « galériens » amoureux du stress. Il ne s’agit pas seulement de gérer une affaire depuis un bureau. Les smartphones et autres technologies permettent aujourd’hui à ces hommes d’affaires-restaurateurs de gérer leurs holdings tout et étant « sur le terrain ». Tous les propriétaires contactés font le même constat : la concentration d’enseignes exige une veille permanente sur le groupe. Comment bien faire son métier de restaurateur dans ces conditions, à l’heure où ce métier évolue de plus en plus ?
En cédant cinq de ses tables à Cédric Moulot fin 2014, Philippe Bohrer affirme avoir voulu se recentrer sur la cuisine :

« On ne peut pas tout faire, être un bon soliste ou un bon homme-orchestre. Personnellement, j’ai décidé de passer la main : ça ne veut pas dire que je critique ceux qui ont décidé de tout gérer à eux seuls. J’ai préféré redevenir un artisan de la restauration qu’un financier de la restauration. »

D’autres, comme Marc Maria, ne se fixent qu’une limite théorique :

« Tant que mon banquier me suivra, mon groupe n’aura pas de limites, dit en souriant le patron du Rive Gauche. Pour moi, la règle est simple : il faut qu’un restaurant soit amorti et puisse s’auto-financer en sept ans. Sinon, je ne me lance pas. »

Vers un monopole ?

La plupart des restaurateurs concernés préfèrent rester discrets sur leurs intentions futures. « Il n’y a aucune réelle entente entre nous, et le client aurait tort d’imaginer une espèce de mafia des grandes tables se réunissant autour d’un verre pour se partager le marché », disent-ils en somme. « Le secteur est beaucoup trop fractionné pour avoir quel monopole que ce soit », affirme Marc Faller, sur la terrasse de l’Europ’Café.

Néanmoins, dans une ville comme Strasbourg, les informations circulent rapidement et les patrons se connaissent — sans toujours s’apprécier, d’ailleurs. « On se voit et on s’appelle », convient Gilles Egloff, 42 ans, associé à Jérôme Fricker, le patron de La Corde à Linge et de La Hache. « Il serait faux de dire qu’on s’ignore. Mais ce n’est pas forcément un mal : on peut aussi accompagner des jeunes qui veulent ouvrir leur propre table. » À La Corde à Linge sont ainsi passés les jeunes créateurs des nouvelles enseignes strasbourgeoises Le Caillou et À bout de soufre.

Gilles Egloff (42 ans), associé à Jérôme Fricker, créateur de la carte de « La Corde à Linge ».

Devenir tuteur

C’est aussi le choix qu’ont fait Philippe Bohrer et Cédric Moulot : accompagner ceux qui se lancent, les conseiller, voire les soutenir financièrement, en détenant des parts dans une dizaine de restaurants de Strasbourg. Le chef du Crocodile explique :

« L’avenir de la restauration, c’est de se regrouper : c’est en s’unissant qu’on peut négocier de meilleurs prix auprès des fournisseurs. En mutualisant les moyens, on peut ainsi ouvrir de nouveaux lieux et développer tout un secteur. »

Cédric Moulot renchérit :

« Il ne faut pas oublier que nous avons contribué à dynamiser l’économie strasbourgeoise. En lançant de nouvelles affaires et en reprenant d’anciennes tables parfois très bancales, nous avons créé des emplois et contribué à attirer les touristes. Si Strasbourg rayonne autant aujourd’hui, c’est en partie grâce à nous ! Nous avons aussi un rôle à jouer dans l’ouverture de l’offre et le lancement des plus jeunes. »

Le jeune entrepreneur, maître-restaurateur formé au lycée hôtelier d’Illkirch-Graffenstaden, a ouvert le capital de plusieurs de ses affaires à des employés :

« Une manière de les récompenser, mais aussi de les investir dans l’aventure humaine que devrait être tout restaurant. »

Le client, juge suprême

Mais n’y a-t-il pas un risque de faire baisser le niveau de qualité des restaurants ? Peut-on au fond être gérant de holdings et bon restaurateur ? La concentration de tables nuit-elle à la qualité de la gastronomie strasbourgeoise ? C’est au consommateur que revient le dernier mot : le critique Gilles Pudlowski estime qu’il y a bien un risque de standardiser les enseignes :

« Il me semble qu’une winstub tenue par une personne est souvent plus personnelle et les plats meilleurs qu’une table gérée par un même propriétaire au sein d’un groupe, où l’accueil peut parfois laisser à désirer. Mais ce n’est pas du tout systématique : je dirais qu’il y a, en terme de qualité, un bon équilibre général des restaurants à Strasbourg. Les grandes enseignes sont toutes tenues par des gens sérieux qui savent travailler. Et on peut aussi se dire que la concentration des restaurants oblige d’autres à se démarquer pour imaginer de nouvelles choses. »

Ou à miser sur les spécialités de chaque maison, et faire de chaque enseigne d’un même groupe un lieu à la cuisine bien identifiée. C’est en tous cas la stratégie de Cédric Moulot : bouchée-à-la-reine aux Armes de Strasbourg, choucroute et joues de porc au pinot noir au Tire-Bouchon, tartes flambées Au bon vivant et jambonneaux au Meiselocker. Une manière de ne pas servir partout les mêmes plats, pour inciter le client à revenir à une autre enseigne. Peut-être la recette d’un patron pour être à la fois un bon chef d’entreprise et un bon restaurateur.


#cédric moulot

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