Le bâtiment est un préfabriqué, la façade est grise, les murs sont blancs, la disposition est spartiate, mais le tout est propre et encore plutôt neuf : la « salle de shoot », ou, selon le vocable lui aussi aseptisé, « salle de consommation à moindre risque » du quartier Dreispitz-Gundeldingen de Bâle a ouvert en 2013. Elle a pris le relais de premières structures ouvertes en 1991 (la « Spitalstrasse » et « Heuwaage »). Aujourd’hui, la salle de Dreispitz alterne ses horaires d’ouverture avec celle de « Riehenring », pour accueillir les toxicomanes du lundi au samedi de 11h à 22h.
Ces « Gassenzimmer » (littéralement « salles d’injection ») sont réservées aux personnes majeures, qui viennent consommer leurs propres produits stupéfiants sous la supervision de professionnels (travailleurs sociaux, infirmiers et un médecin deux fois par semaine). Le matériel d’injection est distribué à l’entrée : seringues propres, pailles à sniffer, ficelles pour garrot, ou encore « Stéricup », ce récipient destiné à préparer les solutions injectées. Tout est neuf, emballé et stérile.
À Bâle, le vocable officiel parle de « Kontakt und Anlaufstelle » (K+A, « Lieu d’accueil et de contact »), comme pour insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’offrir un lieu où se droguer légalement, mais d’une manière de ramener le toxicomane vers un milieu encadré, et, s’il le souhaite et le peut, un parcours de soin et une guérison. Le directeur des K+A, Horst Bühlmann, le répète :
« On ne distribue pas de drogue ! Des gens ont toujours cette image de la structure, alors que cela fait 25 ans qu’on existe. Notre objectif est vraiment la réduction des risques. »
Chaque jour, environ 200 personnes poussent les portes des deux K+A de Bâle, dont 80% d’hommes, la plupart venant de la ville. Le directeur de la structure pointe également la présence de Français parmi son public :
« Nous ne sommes pas loin de Mulhouse. Mais peut-être qu’avec l’ouverture d’une salle similaire à Strasbourg, on en aura moins. »
Avant le « shoot », le café
L’entrée donne sur la salle principale, une cafétéria, ce qui donne un sentiment bienvenu de convivialité dans cet univers clinique, austère et froid. On y trouve plusieurs tables, un bar, à boire et à manger. Les salles de consommation de drogues se trouvent derrière.
Dans la salle d’injection, on trouve une dizaine de petits box avec chaise, table, produit désinfectant et acide ascorbique, nécessaire pour rendre la consommation possible et sécurisée. À côté, la salle d’inhalation est moins organisée, comme l’explique Horst Bühlmann :
« C’est la salle la plus utilisée. Les personnes se retrouvent pour fumer, notamment de la cocaïne couplée à du bicarbonate de soude, mais aussi pour discuter, boire du soda… C’est très social. »
Dans le coin, on trouve encore des tablettes destinées à sniffer, avec, comme partout, du produit désinfectant à disposition.
Ordinateurs, brochures, barbecue et football…
D’après le directeur, l’avantage de ces structures réside dans leur facilité d’accueil : ici, pas de bureaucratie, pas de promesse d’abstinence, les personnes viennent quand elles le souhaitent, pour aussi longtemps qu’elles le veulent, et sont libres de dialoguer ou non avec les autres usagers ou les professionnels de santé. Il précise :
« Une grande confiance mutuelle est nécessaire. Les usagers ne sont pas cantonnés à la salle de consommation, ils peuvent aller partout dans la structure, y compris dans le bureau des travailleurs sociaux. »
On y trouve des ordinateurs et de la documentation, l’objectif étant de leur apporter des ressources pratiques selon leurs besoins. Surtout, l’établissement se veut lieu de socialisation, voire d’activités et de loisirs. Horst Bühlmann insiste :
« De nombreux projets sont conduits au sein de la structure, il y a des activités football, cuisine, et même des barbecues quand il fait beau. On sous-estime beaucoup les moments de loisirs, mais c’est un thème important. Les gens isolés ont plus tendance à se tourner vers la drogue. Mais quand ils ont une activité fixe, ils doivent planifier leur consommation en fonction de leur emploi du temps. C’est un pas important. »
Les débuts chaotiques des « salles de fix »
Ce genre de discours était moins courant il y a 30 ans. Dans les années 80, les travailleurs sociaux de l’association « Schwarzer Peter » sillonnaient Bâle pour apporter assistance aux personnes qui vivaient dans la rue, et commençaient à distribuer des seringues propres aux toxicomanes, notamment face à l’expansion du sida. Mais ils ont ensuite milité pour un lieu sécurisé, arguant que malgré leurs efforts, ils ne pouvaient empêcher que les gens vivent encore dans la rue, s’échangent des seringues et meurent d’overdose.
Ainsi est apparue la première « Fixerstübli » en 1988, (littéralement la « salle de fix »). La réaction des habitants a été épidermique, surtout que la pratique est illégale. Horst Bühlmann se souvient :
« Au début, il y a eu beaucoup de réclamations, de recours même, qui sont remontés jusqu’aux juridictions nationales… Ça a beaucoup retardé l’implantation. Même pour la salle de Riehenring, en 2003, on a dû la décaler plusieurs fois de quelques centaines de mètres, car elle était près d’un théâtre, puis d’un quartier résidentiel, mais ça a fini par se faire. »
C’est finalement en 1991 que la première salle d’injection officielle ouvre à Bâle. Cette année-là, Stefan Gasser, chef d’une station de police du quartier, est jeune policier. Il concède aujourd’hui :
« Au début, j’avais un peu de mal à comprendre et à m’y faire, mais maintenant, les K+A sont pour moi une évidence. Le risque était que les dealers fassent de l’endroit un point de rencontre. Finalement, la police sait qu’il peut y avoir du trafic dans le coin, mais on contrôle la situation. »
Le policier a finalement rejoint le travailleur social, il faut changer de mentalité :
« Ce genre de projet demande de l’acceptation et de la tolérance. Oui, les gens consomment de la drogue. L’objectif, c’est avant tout la réduction des risques qui y sont liés. »
Les réticences sont systématiques… au début
Les changements en 2013-2014, avec l’ouverture de Dreispitz et la fermeture des deux plus vieux établissements, ont réveillé les inquiétudes des riverains bâlois. Dans le quartier Gundeldingen, le choix de l’emplacement près du cimetière Wolfgottesacker et du centre commercial Migros a été mal accueilli. Irmgard Geiser, membre de l’association des habitants de Gundeli Ost (l’est du quartier Gundeldingen), aurait pu se passer de la K+A :
« J’habite dans le coin. Au début, la mise en place de cette salle de shoot m’a beaucoup dérangée. Aujourd’hui encore, je pense que son emplacement, à côté du cimetière, n’est pas judicieux. J’ai une voisine qui a fait des rencontres très déplaisantes au début, elle croisait des dealers et des toxicomanes et ne se sentait pas en sécurité. »
Beatrice Isler, présidente de l’association de quartier Gundeldingen au moment de l’ouverture de Dreispitz, se rappelle :
« Au début, j’avais beaucoup de réactions des habitants. À l’arrêt de tram se croisent toutes sortes de gens : ceux qui font leurs courses, ceux qui vont au cimetière, les toxicomanes, les dealers, les promeneurs et riverains. Ça a mené à des conflits. Apparemment, cela dealait au cimetière, des toxicos traînaient aux toilettes et sur les bancs à l’entrée. »
Une nécessaire mise en réseau de tous les acteurs
Mais trois ans après, tout le monde semble s’être habitué à la situation. Beatrice Isler trouve l’ambiance plus apaisée :
« Moi je m’étais exprimée en faveur du projet, car il est important que ces personnes, qui sont malades, ait un point de contact. Je pense que la situation s’est calmée. Depuis bien un an, plus personne ne s’est adressé à moi sur ce sujet. »
Irmgard Geiser salue le travail d’information et d’accompagnement de la ville :
« Aux heures d’ouverture, l’entrée et les environs sont surveillés par des agents de sécurité, donc on montre une présence autour du cimetière, de l’arrêt de tram et près du centre commercial. Ce que j’ai trouvé vraiment bien, c’est qu’on a donné aux habitants des informations, et une liste avec des numéros de téléphone qu’on peut appeler en cas de besoin. Cela a été un peu utilisé au début, mais plus du tout ces derniers mois. »
En amont de l’ouverture de la salle, la municipalité avait mis en place un groupe de travail, avec les policiers, le service de la Ville chargé de la lutte contre les drogues, les employés communaux du cimetière, et les agents de sécurité, pour faire en sorte que le quartier ne devienne pas une plaque tournante pour la drogue.
De son côté, Stefan Gasser constate aussi que les esprits se sont calmés, et salue le travail de tous les acteurs :
« On est toujours en lien avec les services de santé et de nettoyage de la Ville, le service de lutte contre les drogues, les équipes des lieux d’accueil… Cela fonctionne bien, cette coopération et ce respect sont aussi importants que l’action en elle-même. »
Bâle veut vraiment améliorer l’image des K+A, et a même fêté les 25 ans du projet en juin dernier, en invitant les habitants à une soirée d’expositions, de prestations musicales et de « stammtisch ». Le public pouvait aussi visiter l’établissement de Dreispitz.
Une « baisse de la demande » constatée
Au nombre de trois dans les années 2000, il n’y a plus que deux K+A à Bâle, en raison d’une baisse de la demande. Horst Bühlmann est catégorique, les K+A sont une bonne chose pour la santé publique :
« Les gens sont en meilleure santé. Les usagers ont vieilli, c’est un signe que cela va mieux. Surtout, il n’y a plus de “scène ouverte”, ces quartiers bâlois où les gens se piquaient dans la rue. Maintenant, les “junkies” tels qu’on les voyait avant à Bâle n’existent plus.
Du point de vue de la sécurité, Stefan Gasser assure que tout va bien :
« Les K+A sont une bonne chose, aussi du point de vue de la police. On est confrontés à des problèmes collatéraux comme la drogue au volant, mais on anticipe tout cela à l’avance. Il n’y a vraiment pas eu de problème de sécurité. Et on se fait régulièrement présents autour de la K+A. »
Les deux hommes tiennent à rappeler que le sujet est compliqué, et que cela demande de l’écoute et de l’ouverture. Ils concluent ensemble :
« En fin de compte, il faut se rappeler que l’on parle d’êtres humains. »
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